A la recherche des
TRÉSORS RÉGIONAUX DE LA LANGUE DES SIGNES
par Yves Delaporte
Co-fondateur avec Armand Pelletier du musée d’Histoire et de Culture des Sourds.
Directeur de recherche honoraire au Centre national de la recherche scientifique.
Que savons-nous des signes pratiqués par les Sourds français ? Apparemment beaucoup de choses, en réalité très peu !
Les magnifiques volumes publiés par IVT en 1986, 1990, 1997 et 2013 rassemblent le nombre impressionnant de 8000 signes au moyen de beaux dessins,
rendus parfaits par l’ajout de flèches montrant avec une grande fidélité le mouvement des mains.
Mais ─ les lecteurs de ces ouvrages en sont-ils conscients ? ─ tous ces signes sont des signes parisiens, issus de l’institut Saint-Jacques
ou de l’institut Gustave-Baguer à Asnières.
Or, il suffit de séjourner n’importe où en province pour observer de nombreux autres signes qui sont inconnus des Sourds parisiens et qui, par
conséquent, sont absents des éditions IVT.
Ces signes appartiennent à des dialectes. Qu’est-ce qu’un dialecte ? C’est une variété de langue, propre à telle ou telle communauté et qui
se distingue de la langue nationale par nombre de mots (ou de signes). Jusque dans les années 1930, de nombreux dialectes étaient encore parlés en France : le picard, le wallon, le normand, le
lorrain, le bourguignon, le francien, le gascon, le provençal, l’auvergnat, le limousin…
C’est le francien, dialecte de l’Île-de-France, qui, pour des raisons politiques, a pris le pas sur les autres dialectes et qui, de dialecte, est
devenu langue nationale, le français.
A titre d’exemple, voici les variantes du mot chèvre dans les dialectes de France :
Les mots pour désigner la chèvre sur le territoire français. D’après Pierre Guiraud.
On dénombre 130 formes différentes dont seules les principales figurent sur cette carte.
La situation est la même pour la langue des signes, à ceci près que les dialectes signés sont liés aux différentes écoles traditionnelles pour enfants sourds, soit une cinquantaine :
Voici par exemple trois formes très différentes pour signer SAUVAGE :
Sauvage à Paris - © IVT
Sauvage à Nogent-Le-Rotrou
Sauvage à Clermont-Ferrand
Comme la langue française et pour les mêmes raisons, le poids politique et culturel de Paris, la langue des signes française (LSF) est issue du dialecte parisien.
Mais voici une énorme différence entre les deux cas : les dialectes parlés ont toujours suscité un très vif intérêt de la part du public cultivé.
Dans les années 1960, on comptait 500 dictionnaires consacrés à l’un ou l’autre de ces dialectes de France ; soixante années plus tard, il ne serait pas étonnant que nous en comptions le double.
Et du côté des dialectes signés ? Rien, ou si peu… C’est comme si la langue des signes et sa variabilité régionale n’appartenaient pas au patrimoine sourd. Si un enfant issu d’une famille sourde demande à ses parents « et comment grand-mère faisait le signe OISEAU ? », ce serait très ennuyeux, et certainement un manque de respect, d’être incapable de lui répondre… Mais si un enfant entendant habitant la Brie demande « comment grand-mère disait pic-vert ? » [un très bel oiseau] on peut aller chercher un dictionnaire du dialecte briard et lui répondre « elle disait pleu-pleu ».
C’est ce retard que le projet « Trésors inconnus de la langue des signes » se propose de combler, alors que les dialectes sont en voie de disparition. Aujourd’hui, ce sont principalement les personnes âgées qui s’en souviennent. Dans dix ou vingt ans au plus tard, ces signes auront complètement disparu, et il serait bien dommageable que personne ne se soit soucié de les enregistrer.
Vers un Atlas des signes dialectaux
Ces « signes inconnus » sont des signes éloignés dans l’espace (ils étaient ou sont encore pratiqués loin de Paris qui pendant près de trois siècles a été le centre du monde sourd) et éloignés dans le temps (ils étaient en usage avant le Réveil sourd des années 1980).
Le but final du projet devra être la réalisation d’un Atlas géographique montrant la répartition des signes dialectaux sur le territoire national. J’ai ébauché ce travail dans le cas des deux principaux signes ÉLÈVE :
Répartition des deux principaux signes ÉLÈVE
Le signe ÉLÈVE à Poitiers
Le signe ÉLÈVE à Chambéry
ronds noirs : une main passe au-dessus de la tête ou sur le front avec les doigts qui oscillent (le signe représente les différentes tailles des élèves). Ecoles où ce signe a été utilisé : Angers, Arras, Bordeaux, Lille, Marseille, Nantes, Nogent-le-Rotrou, Orléans, Poitiers, Strasbourg-Neuhof, Toulouse.
ronds blancs : écoles où ce signe est inconnu, le plus souvent remplacé par un ou deux doigts qui tapotent sous l’œil (le signe indique que c’est par les yeux que l’élève sourd reçoit les informations) : Asnières, Auray, Bourg-la-Reine, Caen, Chambéry, Clermont-Ferrand, Metz, Paris, Pont-de-Beauvoisin, Le Puy-en-Velay, Rouen, Saint-Brieuc, Saint-Etienne, Saint-Laurent-en-Royans.
Mais, après tout, quel est l’intérêt de recueillir tout cela, en dehors de la tendresse ou de la nostalgie envers des signes qui étaient utilisés par les parents ou les grands-parents ?
En réponse à cette question qui ne manquera pas d’être posée, je présente ci-dessous deux exemples, le signe PÈRE NOËL de Clermont-Ferrand et le signe COUSIN de Nogent-le-Rotrou, montrant à quelles belles découvertes aboutira inévitablement le recensement des signes dialectaux.
A Clermont-Ferrand, le signe PÈRE NOËL
En 2016, j’ai photographié le signe PÈRE NOËL en usage chez les Sourds de Clermont-Ferrand. Il a stupéfait mes nombreux amis sourds parisiens à qui je l’ai montré…
PÈRE NOËL à Clermont-Ferrand
PÈRE « father » aux USA
MONSIEUR à Pont-de-Beauvoisin
Que signifie chacune des deux parties de ce signe ?
La première partie, main ouverte avec le pouce posé sur le front, est le signe PÈRE de Clermont-Ferrand. Avec le sens de « père » ou de « monsieur », je l’ai observé non seulement à Clermont-Ferrand mais aussi à Angers ainsi qu’au quartier des filles de l’Institution des sourds-muets de Chambéry, situé au village de Pont-de-Beauvoisin et fermé en 1960.
Jamais pratiqué à Paris, ce signe a certainement été en usage dans une grande partie de la France rurale du 18ème siècle, avant l’entreprise d’éducation des enfants sourds par l’abbé de l’Épée. Il stylisait le chapeau à plume des beaux messieurs en le comparant avec humour à la crête d’un coq. A Pont-de-Beauvoisin était ajouté un mouvement de la main vers l’avant depuis la poitrine, représentant un volant de dentelle cousu à la chemise.
Les écoles où s’est maintenu le signe PERE ou MONSIEUR exporté en 1817 aux Etats-Unis par Laurent Clerc :
de gauche à droite Angers, Clermont-Ferrand, Pont-de-Beauvoisin (école des filles de Chambéry).
Laurent Clerc, dont l’enfance s’est déroulée à moins de 100 km de Chambéry, utilisait ce signe puisque c’est lui, et non le signe parisien PÈRE, qu’il a enseigné aux enfants sourds américains de l’institut de Hartford qu’il avait fondé avec Thomas Gallaudet en 1817. Aujourd’hui encore, ce signe est demeuré le signe américain FATHER qui signifie « père ». Qui peut se douter, dans tous les pays qui ont adopté la langue des signes américaine (ASL), que leur signe PÈRE provient d’un signe de la France rurale, inconnu à Paris même ?
L’origine du signe PÈRE dans la France rurale du 18ème siècle. Dessin de Pat Mallet.
Quant à la seconde partie du signe clermontois PÈRE NOËL, c’est le signe bien connu JÉSUS-CHRIST, longtemps utilisé à Paris pour nommer la fête de Noël, qui commémore la naissance du Christ : cet ancien signe parisien est décrit en 1865 par l’abbé Lambert, aumônier à Saint-Jacques. Il a ensuite disparu de Paris mais s’est maintenu inchangé à Clermont-Ferrand (et sans doute aussi dans d’autres localités).
Le signe composé clermontois PÈRE NOËL associe donc un signe très ancien, qui représente le haut chapeau à plume des nobles du 18ème siècle, avec un signe parisien du 19ème siècle.
On voit comment, en analysant ce signe dialectal, inconnu en France ailleurs que dans les trois localités citées, on se trouve transporté en des temps anciens et dans des pays lointains…
A Nogent-le-Rotrou, le signe COUSIN
Un second exemple du fabuleux destin de certains signes dialectaux, totalement inconnus hors du petit territoire où ils étaient pratiqués, sera fourni par le signe COUSIN de Nogent-le-Rotrou.
COUSIN à Nogent-le-Rotrou
COUSIN en Irlande
COUSIN en Afrique du Sud
COUSIN en Australie
Ce signe a été pour la première fois utilisé à Caen et à Albi (fille de l’institution de Caen). La main avait alors la forme d’un C, première lettre du mot cousin : « La main droite formant le C s’applique, par le pouce et l’index aux deux joues » (manuscrit d’Albi, vers 1860). Il a été emprunté par l’école de Nogent-le-Rotrou, la plus proche de celle de Caen, où il est décrit dans un manuscrit conservé par les Sœurs de l’Immaculée-Conception : « La main droite formant le C se porte alternativement d’une joue sur l’autre » (vers 1870). Ce vieux signe COUSIN se maintient encore aujourd’hui chez les sourds âgés de Nogent-le-Rotrou mais la main en forme de C a été remplacée par la main plate : c’est une conséquence de la disparition de l’alphabet manuel dans de nombreuses écoles suite au congrès de Milan (1880).
Ce signe a été emprunté par des religieuses irlandaises venues séjourner à Caen en 1839, et il est devenu le signe COUSIN dans la langue des signes irlandaise. Plus tard, des religieuses irlandaises sont parties en Afrique du Sud et en Australie, et elles y ont introduit ce signe qui s’y est maintenu jusqu’aujourd’hui. Par l’intermédiaire de religieuses australiennes, il s’est même diffusé jusqu’en Nouvelle-Zélande.
Les voyages du signe dialectal COUSIN. A gauche, de Caen à Nogent-le-Rotrou et à Dublin. A droite, de Dublin jusqu’en Afrique et en Océanie.
Comme le signe PÈRE de Clermont-Ferrand, le signe COUSIN de Caen et Nogent-le-Rotrou nous fait voyager dans le temps, jusqu’à l’époque héroïque de l’abbé Pierre Jamet (1762-1845), fondateur de l’institut des sourds-muets de Caen. Il nous fait aussi voyager dans l’espace, depuis Caen et Nogent-le-Rotrou jusqu’en Afrique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Jusqu’à ce que je le photographie à Nogent-le-Rotrou en 2017, il était demeuré absolument inconnu en France même, en dehors de cette localité.
Un mystérieux signe parisien expliqué par des signes de province
Les signes de province ne sont pas seulement de précieux vestiges, ils peuvent aussi permettre de comprendre l’histoire et la signification de certains signes parisiens parfaitement obscurs :
Le signe parisien ORANGE. © IVT 1986.
Lorsque j’ai écrit mon Dictionnaire étymologique et historique de la langue des signes française (2007, Editions du Fox), j’ai dû affronter un mystérieux signe ORANGE représenté par un dessin d’IVT. Le mouvement indiqué par la flèche représentait de toute évidence l’action de presser une orange pour en extraire le jus : on retrouve le même mouvement dans différentes localités avec le signe CITRON. Mais comment se faisait-il que, pour ORANGE, ce mouvement se réalise au niveau du front, un emplacement vraiment très étonnant pour représenter une orange ? J’avais beau réfléchir, faire la liste de tout ce que je pouvais trouver sur le signe ORANGE dans les dictionnaires de signes du 19ème siècle, je ne trouvai pas la moindre explication. Finalement, je pris la sage décision de ne pas faire entrer le signe ORANGE dans mon dictionnaire.
Aujourd’hui, je connais la réponse. Je ne l’ai pas trouvée à Paris, mais dans trois dialectes : au quartier des filles de l’école de Chambéry, à Clermont-Ferrand et à Nogent-le-Rotrou. A cela se sont récemment ajoutées des informations provenant de Caen, d’Arras et d’une petite école de Marseille, fournies par Céline Pierru, Caroline et Brigitte Pelletier.
Quand le visage représente un cadran horaire
Dans une première étape, j’ai découvert que dans ces dialectes, et à coup sûr dans bien d’autres dont, pour l’instant, nous ne savons rien, les signes pour mesurer les heures se réalisaient avec une ou deux mains faisant le tour du visage (le signe DEMI-HEURE de Caen a été filmé par Caroline et Brigitte Pelletier) :
HEURE à Clermont-Ferrand
DEMI-HEURE à Caen
SIX HEURES à Nogent-le-Rotrou
Dans tous ces signes, le visage représente à l’évidence le cadran d’une horloge et la main l’aiguille qui en fait le tour.
De la répartition de ce signe HEURE sur le territoire français, j’ai dressé une carte qui n’est que provisoire : il n’y a aucun doute qu’on le trouvera dans bien d’autres localités. Je l’ai retrouvé aussi au Mexique, où il a à coup sûr été importé par le Français Edouard Huet, ancien condisciple de Laurent Clerc à Saint-Jacques puis ancien directeur de l’école de Bourges, fondateur d’une école pour enfants sourds à Mexico ; ainsi qu’en Australie, évident héritage des Sœurs irlandaises qui l’avaient emprunté en 1839 à Caen, en même temps que le signe COUSIN. C’est aussi le signe TEMPS en Pologne.
Répartition du signe HEURE réalisé sur le visage (ronds blancs).
Ronds blancs : les signes pour les heures sont réalisés sur le visage (le visage représente le cadran d’une horloge). Arras, Caen, Clermont-Ferrand, Lille, Marseille (petite école privée), Nogent-le-Rotrou.
Ronds noirs : les signes pour les heures ne sont pas réalisés sur le visage : Auray, Bordeaux, Chambéry, Lyon, Nantes, Orléans, Poitiers, Paris, Toulouse.
Sa présence du nord au sud de la France ─ mais jamais en usage à Paris ─, permet de supposer que, comme le signe PÈRE de Clermont-Ferrand, c’est là un vestige d’un ancien signe créé par les Sourds avant l’époque de l’abbé de l’Epée.
Quand la tête peut représenter n’importe quel objet rond
Toujours à la recherche d’une explication pour le signe parisien ORANGE, une seconde étape m’a conduit à généraliser ce premier résultat : ce n’est pas seulement le cadran d’une horloge qui peut être représenté par la tête de la personne qui signe, c’est n’importe quel objet de forme ronde. Les dialectes en fournissent un grand nombre de signes très variés. En voici six exemples :
SOLEIL à Pont-de-Beauvoisin
MARRON à Nogent-le-Rotrou
LAMPE à Pont-de-Beauvoisin
TOMATE à Chambéry
LEGUMES à Nogent-le-Rotrou
LAITUE aux Etats-Unis (années 1920)
Dans le signe SOLEIL du quartier des filles de Chambéry, le soleil, astre de forme ronde, est représenté par la tête (de Paris, on connaît le signe LUNE dans lequel la tête représente l’astre nocturne). Dans la même ancienne école, mais également à Nogent-le-Rotrou, la main fait mine d’éplucher des légumes, dont beaucoup sont de forme arrondie. A Nogent-le-Rotrou, dans le signe MARRON, le pouce représente un couteau qui ouvre un marron, fruit de forme ronde représenté par la tête de la locutrice.
Ce voyage parmi les dialectes régionaux nous permet de revenir maintenant au signe parisien dont nous sommes partis, le signe ORANGE. Grâce aux signes découverts en province, ce signe n’a maintenant plus rien de mystérieux : il montre une main qui presse la tête, parce que la tête représente un objet de forme ronde, en l’occurrence une orange.
Des familles de signes : le cas du carême
La langue française est organisée en familles de mots. Soit, par exemple, les mots capitaine, capitale, capiteux, chapitre, chef, cheptel, décapité… Qu’ont-ils en commun ? Eh bien, tous ces mots proviennent du mot latin caput « tête » qui est leur ancêtre commun.
En raison de l’évolution de la forme et du sens du mot caput au cours de l’histoire, on a abouti à une famille de mots. La relation entre chacun de ces mots et la tête se laisse souvent percevoir. La capitale d’un pays est la ville qui en est comme la tête. Sous le régime de la guillotine, la peine capitale consistait à trancher la tête du condamné. Un vin capiteux est un vin qui monte à la tête. Le chef est celui qui est à la tête de ses troupes ; pour devenir le mot chef, le mot caput a subi une évolution considérable, « ca » se transformant en « che », exactement de la même manière que le mot latin caballus a pris sa forme actuelle cheval. Ainsi s’est construite la langue française.
Or, il en va exactement de même pour la langue des signes. Je vais montrer comment le signe CARÊME est à l’origine d’un grand nombre de signes, tels SIMPLE ou AFFREUX qui, avant tout examen approfondi, semblaient avoir des sens aussi éloignés l’un de l’autre que, par exemple, les mots chef et capiteux.
La majorité de ces signes est constituée de signes régionaux, recueillis dans le tout petit nombre de dialectes qui sont documentés, laissant entrevoir une moisson bien plus abondante lorsque l’univers des signes régionaux aura été mieux exploré.
Ma première observation a été que les signes pour les mois FÉVRIER, MARS et AVRIL sont interchangeables d’un dialecte à l’autre : un vieux signe parisien FÉVRIER (Archives de la FNSF, photographie de René Legal) a une forme très proche du signe AVRIL en pays bressan ; à Bourg-la-Reine et à Marseille, le signe MARS est proche du signe parisien AVRIL. Voilà qui me laissa perplexe : comment un tel embrouillamini était-il possible ?
Ancien signe parisien FÉVRIER
Le signe bressan AVRIL
Le signe parisien SACRIFICE. © IVT
L’idée que ces signes référaient peut-être à un rituel religieux dont la date varierait d’une année à l’autre, me traversa l’esprit ; la consultation du dictionnaire de l’abbé Lambert, Le langage de la physionomie et du geste (1865), m’en apporta immédiatement la preuve : Lambert nommait « mois du jeûne » le mois de mars qu’il décrivait ainsi : « tracer une croix sur sa bouche fermée ». Ce signe s’est maintenu jusqu’aujourd’hui à Paris en prenant le sens de « sacrifice » mais à Arras, Metz et Saint-Etienne il a gardé son sens originel « mois de mars ».
Dans son Enseignement primaire des sourds-muets (1856), Pierre Pélissier, professeur sourd à Saint-Jacques, rappelle à ses jeunes élèves qu’au mois de mars « nous ne mangeons pas de viande, les hommes et les femmes jeûnent ». C’est le temps du carême, période de quarante jours au cours de laquelle l’Église imposait des restrictions alimentaires, celles-ci ayant d’ailleurs beaucoup varié au cours de l’Histoire.
Dans le calendrier liturgique, le carême débute quarante-six jours avant Pâques, fête mobile qui se déplace entre le 22 mars et le 25 avril ; puisqu’il dure quarante jours, il peut couvrir en totalité mars, en partie février et avril, et être donc utilisé pour désigner n’importe lequel de ces trois mois. Voilà pourquoi un même signe peut représenter le mois de mars dans certaines écoles, le mois de février ou d’avril dans d’autres.
La forme de tous ces signes rattachés au carême est sans mystère : toujours situés à proximité de la bouche, ils montrent la clôture des lèvres devant un excès d’aliments. Tantôt sous forme de croix, comme nous venons de le voir, tantôt sous deux formes plus simples dans lesquelles on reconnaît respectivement la branche horizontale de la croix (voir ci-dessus FÉVRIER à Paris et AVRIL en pays bressan) ou sa branche verticale (voir ci-dessous le dessin du signe JEÛNER de l’abbé Laveau à Orléans).
Le signe jeûner. Laveau (1868).
Encouragé par cette première découverte, j’ai recherché si d’autres signes de forme analogue ne pourraient pas représenter la fermeture de la bouche symbolisant le carême. J’en ai trouvé, dans lesquels la croix initiale du carême se limitait, un siècle plus tard, tantôt à sa branche verticale, tantôt à sa branche horizontale. Leur liste a l’apparence d’un vrai bric-à-brac ; et pourtant, il n’est pas difficile de voir que le sens de chacun de ces signes peut être mis en relation avec le carême :
A Pont-de-Beauvoisin (quartier des filles de Chambéry, fermé en 1960), on reconnaît dans les signes LÉGUMES et CHOU la branche horizontale de la croix. La suppression de la viande pendant le carême aboutissait à identifier « manger des légumes » et « période du carême ». Et parmi ces légumes, le chou était celui qui arrivait le plus souvent au réfectoire.
De gauche à droite : les signes légumes et CHOU à Pont-de-Beauvoisin.
Les autres signes que nous allons maintenant examiner réfèrent au carême représenté par la branche verticale de la croix. Tous ont en commun de débuter avec le pouce posé près de la bouche.
Les préceptes concernant l’importance du carême se reflètent dans deux signes, SÉRIEUX (Clermont-Ferrand) et SIMPLE (Nogent-le-Rotrou). Respecter les règles du carême était une affaire sérieuse, qui ne pouvait être prise à la légère. Et le carême était un temps sans viande, sans poisson, sans friandises et sans alcool − autrement dit un temps exigeant une nourriture simple. Le carême est d’ailleurs dominé par l’esprit de simplicité : « Le carême, un appel à faire des choix de simplicité » (site web Sentiers de foi.info).
Le signe SÉRIEUX à Clermont-Ferrand
Le signe SIMPLE à Nogent-le-Rotrou
Cependant, du point de vue des enfants sourds, qui n’étaient point théologiens et à qui pas grand-chose ne pouvait être expliqué après 1880, date de l’interdiction des signes dans les écoles, le carême était avant tout une période déplaisante, dominée par les interdits alimentaires, au cours de laquelle l’estomac tenaillait plus souvent qu’à l’accoutumée. Aussi tous les autres signes issus du signe CARÊME sont-ils plutôt inscrits dans une sphère négative, celle du désagrément, voire de la souffrance.
Le signe PATIENCE est ainsi décrit par l’abbé Lambert (1865) : « Passer deux ou trois fois sur la bouche l’ongle [du pouce] de haut en bas ». Ce signe est demeuré inchangé jusqu’aujourd’hui. Les éditions IVT lui assignent d’autres emplois, « être forcé » et « prendre sur soi », très évocateurs de la discipline du corps et de l’esprit qu’impliquait le jeûne chrétien. En Belgique, c’est le signe RÉSIGNATION.
PATIENCE Lambert (1865)
PATIENCE © IVT
RÉSIGNATION en Belgique
C’est lorsqu’une situation peu agréable se prolonge qu’il faut faire preuve de patience. Cette référence à l’écoulement du temps pendant une période dont on attendait la fin avec anxiété se retrouve à Pont-de-Beauvoisin avec les signes PAS FINI et PAS ENCORE qui pouvaient être des réponses à la question « Est-ce que c’est bientôt fini, les choux à tous les repas ? » Une fois de plus, ces signes débutent avec le pouce sur le menton, vestige de la branche verticale d’une croix. Il en va de même avec le signe belge PAS ENCORE.
Pont-de Beauvoisin : PAS ENCORE
Pont-de-Beauvoisin : PAS FINI
Belgique : PAS ENCORE. © CFLSB.
A Pont-de-Beauvoisin, la forme des signes BESOIN et AFFREUX, très proches l’un de l’autre, est une claire référence au carême : ils témoignent de la détestation que l’on pouvait éprouver face aux privations : « j’avais tout le temps faim, j’avais besoin de manger davantage, c’était affreux ». Ces deux signes puisent leur origine dans la branche verticale de la croix du carême. Même chose pour le signe américain SOUFFRIR.
BESOIN à Pont-de-Beauvoisin
AFFREUX à Pont-de-Beauvoisin
SOUFFRIR (ASL)
Aujourd’hui, tous les emplois qui sont faits de ces signes sont entièrement coupés de leurs racines religieuses.
Pour démontrer quel a été le sens premier de tous ces signes, j’ai recouru à quatre signes parisiens mais à pas moins de treize signes dialectaux.
On aura aussi remarqué l’abondance des signes de trois localités, Pont-de-Beauvoisin, Clermont-Ferrand, Nogent-le-Rotrou dans l’ensemble de ce texte : ce sont les seuls dialectes que je connaisse (1). Les résultats que j’ai exposés ci-dessus laissent deviner quelles merveilles l’on découvrira lorsque ce nombre aura été multiplié par dix et que les signes régionaux apparaîtront pour ce qu’ils sont : un formidable outil pour comprendre l’histoire et le fonctionnement de la langue des signes.
1) - Yves Delaporte et Yvette Pelletier, Signes de Pont-de-Beauvoisin, 2012 ; Yves Delaporte et Nicole Périot, Signes de Clermont-Ferrand ; Yves Delaporte et Jeannine Kootstra, Signes de Nogent-le-Rotrou. Ces deux derniers ouvrages vont paraître dans le courant de l’année 2020 aux Éditions du Fox.
Comment est né le projet « Trésors régionaux de la langue des signes » ?
Pendant vingt ans, j’ai plaidé en vain pour que les associations locales enregistrent les signes qui étaient en usage dans leur région avant le Réveil sourd. Convaincu que les signes des sourds français ne peuvent être analysés en profondeur si on les réduit aux seuls signes parisiens, et qu'il est indispensable de garder la trace de tous les signes régionaux qui sont en train de disparaître, j'ai longtemps prêché dans le désert. Ma rencontre avec Mélanie Hamm, maître de conférences au laboratoire « Parole et langage » de l’université d’Aix-Marseille, a heureusement changé le cours d’un destin qui paraissait sans espoir.
Convaincue de l’intérêt du projet, Mélanie propose chaque année à ses étudiant(e)s sourd(e)s de recueillir les signes de leur région. L’une des plus motivées, Céline Pierru, eut alors une idée de génie : ouvrir sur Facebook un groupe consacré aux signes d’Arras. Ce groupe fut aussitôt suivi par d’autres, consacrés aux signes de Bourg-la-Reine, à ceux de l’Île-de-France, à ceux de Bretagne, du Poitou, d’Aquitaine… Des signes que nous ne connaissions pas affluent maintenant de toutes parts.
Caroline Pelletier, conservatrice du musée d’Histoire et de Culture des Sourds, accepta avec enthousiasme ma proposition de regrouper sur le site du musée, sous la férule experte de René Legal, ceux de ces signes qui apparaissent les plus intéressants. Le titre Trésors régionaux de la langue des signes est un clin d'œil au célèbre Trésor de la langue française. La publication de ces trésors sur le site du musée est d’une parfaite logique puisque, tout autant que les innombrables témoignages matériels de l’histoire des Sourds que rassemble, conserve et présente au public ce musée, les signes font partie intégrante du patrimoine sourd.
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